1, 2, 3, … Subitizing [1/5]

Vous savez compter, soit. Mais savez-vous comment vous faites ? C’est le sujet de la thèse de Gérard Kubryk. Vous l’avez peut-être déjà rencontré ? Entre mars 2014 et juin 2016, il est venu régulièrement et ponctuellement en résidence au Living Lab du Carrefour numérique² pour mener ses recherches avec vous… Cet article, premier d’une série de cinq, tend à dévoiler les enjeux de ses recherches, pour tenter de cerner (sans vous faire fuir !) la complexité de l’apprentissage des mathématiques.

Tout d’abord, faisons un test ! Rassurez-vous, aucune équation au programme, juste quelques blagues.

  • F et F’ sont sur un yacht. F tombe à l’eau, que fait F’ ?
    Il dérive.
  • x² va se promener dans la forêt. Quand il ressort, il s’est transformé en x, pourquoi ?
    Il s’est pris une racine.
  • Qu’est-ce qu’un ours polaire ?
    Un ours cartésien qui a changé de coordonnées.
  • Pourquoi 0 perd-t-il toujours ses débats ?
    Il n’a pas d’argument.

 

Alors, quelle a été votre réaction ? Des grands éclats de rire, un sourire pincé du bout des lèvres ou un soupir désespéré ? Les blagues en mathématiques sont, pour vous, toujours aussi incompréhensibles (tout comme leur discipline) ? Peut-être même avez-vous abandonné la possibilité de comprendre le moindre principe mathématique dès le début de l’enseignement (ou presque), mais vous assumez ! Les raisons des difficultés d’apprentissage des mathématiques sont nombreuses et variées. Une fois les premières embûches rencontrées, les difficultés d’apprentissage sont souvent renforcées en outre par effet « boule de neige »1, le stress de l’échec, la perte progressive de confiance en soi, … Pour les chercheur·se·s, les sujets de l’apprentissage et de l’anxiété des mathématiques sont des questions intéressantes car de nombreux systèmes éducatifs utilisent les mathématiques comme moyen de sélection.

Photographie de Gérard Kubryk et Aurianne Le Floch

Gérard Kubryk et Aurianne Le Floch

Nous savons compter avant de parler !

Mais alors à quel moment, apprenons-nous à compter ? Des études (Sources of Mathematical Thinking: Behavioral and Brain-Imaging Evidence et Large number discrimination in 6-month-old infants) ont démontré que dès l’âge de trois mois, les enfants peuvent « compter » ou plutôt « évaluer » des quantités. Nous savons donc compter avant de parler ! Un enfant, qui chantonne : un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, ne « compte » pas, il ne fait que réciter une comptine qu’il a apprise par cœur. À l’inverse, un enfant, qui compare deux tas de bonbons sur une table, pour voir lequel en contient le plus, effectue déjà des opérations mathématiques de base (égalité, plus petit que, plus grand que), alors que bien entendu il ne dispose pas de mots pour le faire. Au-delà des fonctions déjà décrites, les chercheur·se·s ont démontré que l’enfant montre dès quelques mois son agrément ou pas devant le résultat des opérations simples qui lui sont présentées. Ainsi compter, ce n’est à l’origine rien de plus que le pouvoir d’évaluer des quantités sans les nommer.

Évaluer est essentiel à la survie des espèces

Si depuis des centaines de millions d’années des animaux tels que des poissons ou des oiseaux savent évaluer des quantités, c’est que ce mécanisme est utile pour percevoir l’environnement : pouvoir identifier les zones les plus riches en nourriture ou à l’inverse les plus pauvres en prédateurs. Disposer de cette fonction d’évaluation est un avantage évolutif certain. Il est alors possible d’économiser de l’énergie et du temps lors de l’alimentation, tout en diminuant le risque de prédation, et ainsi maximiser la reproduction. Ne croyez pas que cette faculté ne nous est plus utile dans notre monde moderne. Imaginez-vous devant les caisses du supermarché : avant de choisir votre file d’attente, vous évaluez le nombre de personnes et le remplissage de leur chariot. Avouez-le, vous le faites tous !

Plusieurs manières de dénombrer

Compter est un mécanisme qui associe la vision et le cerveau. Savoir en un coup d’œil, s’il y a plus ou moins d’objets peut être facile. Cependant connaître exactement le nombre d’objets est plus complexe. Concrètement comment fait-on pour estimer une quantité ? Quatre procédures différentes existent.

Les procédures d’évaluation des quantités sont : le comptage, l’évaluation globale, la reconnaissance des configurations connues et le “subitizing”.

Pour une évaluation précise de collection2 d’objets de toutes tailles (incluant donc des collections avec des grandes quantités), il est possible de compter les objets les uns après les autres, un par un ou selon des regroupements évidents offerts par la configuration des objets : c’est la technique du comptage. Elle a l’inconvénient d’être chronophage et d’avoir son risque d’erreurs qui augmente avec la quantité à évaluer. Une alternative si l’on dispose de peu de temps pour les grandes quantités, est l’évaluation globale : elle permet pour de grandes quantités de faire une quantification rapide mais approximative. Vous estimez par exemple qu’il y a une vingtaine de stylos dans la trousse.

Pour les petites quantités, il existe deux options rapides. Lorsque vous jouez aux dés, et que vous faites 6, vous ne comptez pas chaque point noir mais vous utilisez la reconnaissance de configurations connues. Si les points noirs étaient positionnés aléatoirement sur la face, il ne serait pas si facile de reconnaître la valeur de chaque face. Pour finir, il existe le «subitizing», qui permet d’avoir une vision claire, exacte et quasi-immédiate du nombre d’objets d’une très petite collection. Il y a trois bonbons mis aléatoirement sur la table, vous savez qu’il en a trois sans pour autant avoir eu besoin de les compter, de les évaluer ou d’avoir reconnu une configuration particulière.

Deux dés à cinq points sont représentés sur l’image. Texte : Il est possible de cumuler les méthodes.

Et là, comment avez-vous fait pour dénombrer ? Il est probable que vous ayez cumulé les procédés. Dans l’exemple ci-dessus, le résultat de l’addition peut être obtenu en utilisant les deux processus décrits plus haut (la reconnaissance de configuration connue et le subitizing sur le nombre de formes).

Les propriétes du “subitizing”

En général, le “subitizing” est limité aux quantités égales ou inférieures à 4. Il est intéressant de constater que dans des tribus amazoniennes où le besoin de grands nombres n’est pas apparu, le “subitizing” a aussi déterminé le système de comptage qui est alors proche de 1, 2, 3, beaucoup, beaucoup beaucoup (5). De plus, le subitizing est une méthode très précise et rapide, qui dure moins de 500 ms soit moins d’une demi-seconde (cf. figure ci-dessous). Comment expliquer une telle précision et vitesse de dénombrement ? Une simple question de probabilité. (Ah non pas des probas !). D’une part, les quantités à évaluer sont très faibles, il est alors facile d’identifier la différence, par exemple, entre un 2 et 3 (bien moins entre un 14 et 15). La probabilité que ce soit le chiffre supérieur ou inférieur, est peu vraisemblable.

L’expérience consistait à présenter à 10 sujets des cartes à fond gris comprenant deux à huit points (selon 50 motifs différents). Les sujets avaient comme consigne de presser le bouton (ce qui arrêtait le chronomètre) dès qu’ils connaissaient le nombre de points sur la carte. Le graphique synthétise le temps moyen de réponse des candidats. Cette expérience montre que jusqu’à la valeur de 3-4, le temps de réponse est immédiate et exacte (dénombrement en utilisant la méthode “subitizing”), puis à partir de 4-5 points, la réponse augmente proportionnellement avec le nombre de point présents sur la carte (utilisation d’autres méthodes de dénombrement).

Dans le prochain épisode, vous découvrez plus en détail le travail de recherche de Gérard Kubryk dont le sujet de recherche porte sur : “Analyse de l’origine des difficultés d’accès au symbolisme mathématique et de façon générale aux sciences dites « dures »”.

Hélène Malcuit
d’après les recherches de Gérard Kubryk

1Les difficultés d’apprendre les mathématiques ont des sources multiples qui amènent à deux sentiments qui sont le sentiment d’inefficacité et l’angoisse des mathématiques. Ces deux sentiments se renforcent l’un l’autre en créant un effet boule de neige. Parmi les facteurs à la source de ces deux sentiments selon STARR 2013, il y a la moindre efficacité de la fonction d’évaluation mais aussi des facteurs extérieurs à l’enfant tel que les moqueries des camarades, la pression des parents…(retour au texte)

2Une collection est un ensemble d’objets que l’on peut considérer comme dotés d’une ou plusieurs propriétés communes. Parmi ces propriétés, il peut y avoir la proximité pour une collection d’objets hétérogènes par exemple.(retour au texte)

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