« Nous faisons sortir la recherche des laboratoires »

Dans le cadre du projet Pri-Sci-Net, les médiateur·trice·s du Carrefour Numérique² ont collaboré avec leurs voisin·e·s chercheur·se·s du laboratoire le Lutin Userlab, situé aussi à La Cité des sciences. Pri-Sci-Net, pour Primary Science Education Network, est un programme européen de recherche sur les méthodes innovantes dans les sciences de l’éducation à l’école primaire, qui s’achève cette année après trois ans de travaux.

Le Lutin et le Carrefour numérique², tous deux Living Lab, se sont penchés sur la robotique éducative. Médiateur·trice·s, chercheur·se·s, enseignant·e·s et enfants se sont retrouvé·e·s côte à côté lors d’un atelier LEGO Mindstorm entre 2011 et 2014. Ilaria Gaudiello, doctorante rattachée au Lutin, nous éclaire sur cette démarche de collaboration naissante avec le Carrefour Numérique² et les résultats observés.

Quelle est la différence entre un travail de recherche classique et celui que vous avez mené au Carrefour Numérique² ?

Nous faisons sortir la recherche des laboratoires. Avant, les sujets impliqués étaient sélectionnés selon certains paramètres, on dressait un protocole qui était mis en application et on récoltait les données. Au Living Lab, le public est impliqué dans la conception même du travail expérimental. Au début, nous avons rédigé un protocole, puis nous avons rencontré l’équipe du Carrefour Numérique² pour avoir leur avis sur la façon de le scénariser, nous l’avons testé une première fois, nous avons vu qu’il y avait des choses à rectifier. Nous avons peaufiné l’implication des participant·e·s dans la démarche scientifique, sans pour autant révéler le but de l’étude expérimentale, car cela aurait créé un biais.

Nous avons beaucoup plus d’échanges avec le public, nous avons ainsi divulgué notre démarche au cours d’événements liés à la science comme la Fête de la science. Nous avons atteint des acteur·trice·s autre que celles et ceux traditionnellement impliqué·e·s (associations dédiée à la pédagogie de sciences et entreprises de technologie éducative). Je suis aussi toujours en relation avec des participant·e·s pour partager des informations, développer des outils d’évaluation, le rapport est différent. L’expérience est beaucoup plus ancrée dans la réalité, en psychologie, on dit qu’elle est « écologique ».

Quelle est la spécificité du travail avec le Carrefour Numérique² ?

Cette expérience est la rencontre entre deux Living Labs. Celui du Lutin inclut des psychologues, des ergonomes, des informaticien·ne·ss, des ingénieur·e·s, sur les technologies éducatives… Celui du Carrefour Numérique² est plus orienté sur les projets collaboratifs sur les techno, dans un but pédagogique.

L’implémentation du protocole nous a apporté beaucoup d’avantages en termes de mise en place des expériences, de publics que nous avons pu atteindre. Dans la recherche, c’est toujours un problème de trouver des sujets pour les expériences. Au Carrefour Numérique², c’est plus simple puisque les personnes viennent pour se familiariser avec les nouvelles technologies. On a travaillé pour que nos deux objectifs deviennent complémentaires.

Y a-t-il déjà eu des expériences similaires dans votre champs de recherche ?

Il existe des expériences dans le domaine de la robotique éducative qui sont souvent dans le cadre de compétitions de robotique éducative ou à l’école. Avoir un Living Lab avec des locaux et une équipe qui nous aide sur les expériences permet de mener des études sur la longue durée, sur trois ans. On ne peut pas voir les effets de la robotique éducative sur l’apprentissage des enfants en une séance.

Quels sont les avantages et les inconvénients des deux démarches compétitives et collaboratives ?

Dans la robotique éducative, les événements les plus fédérateurs sont souvent des compétitions, mais ce n’est pas forcement le mieux du point de vue pédagogique. La compétition est ponctuelle, une fois par an par exemple, ça ne mène pas à des projets approfondis.

Les projets collaboratifs nous permettent déjà de mettre en contact différentes écoles qui travaillent ensemble. Notre approche visait à combiner l’approche IBSE (inquired based science education, une démarche qui met d’abord les apprenant·e·s face à un problème scientifique pour les amener à trouver les solutions et les connaissances plutôt qu’une transmission passive) et la robotique éducative. Dans la classe, les élèves ne sont plus vraiment en compétition car la méthode d’évaluation change : on ne donne pas un prix à l’élève qui a eu le meilleur résultat car ce qui compte ce n’est pas la bonne ou la mauvaise réponse mais de mener un projet du début à la fin, de s’entraider. Nous espérons qu’à travers cette démarche, les élèves feront pareil dans un cadre autre que scolaire, au travail par exemple.

Quel est le point commun entre recherche et pédagogie ?

On dit que la recherche est éloignée des besoins réels de la pédagogie. Il est important de trouver un point commun car les technologies éducatives demandent un équilibre entre expérimentation et capacité de répondre aux besoins pédagogiques.

Ces dernières années, il y a eu une « révolution robotique », les robots sont partout. Les enseignant·e·s ne sont pas forcément d’accord avec l’idée qu’il faille absolument les utiliser à l’école. Nous voulions donc voir si les robots avaient un intérêt réel en termes de pédagogie. Nous avons remarqué que ce n’est pas la robotique elle-même qui a des résultats sur l’apprentissage mais la démarche pédagogique transversale qui va avec.

La méthode d’apprentissage est un autre point commun, les élèves sont beaucoup plus autonomes. De même la méthode d’évaluation : en ce moment, nous collaborons avec une école qui a adhéré au projet Pri-Sci-Net pour développer un outil d’évaluation, par exemple quels sont les effets sur les stratégies d’apprentissage des élèves, sur leur capacité à résoudre des problèmes de façon créative et sur l’auto-régulation des élèves.

Il y a un an, une enseignante de l’école Louise Michel de Creil, qui a participé aux formations Pri-Sci-Net, m’a expliqué qu’elle était aussi apicultrice. Elle souhaitait monter un projet d’abeille robotique dans son école. Cela fait deux ans qu’on collabore et elle vient de témoigner devant d’autres enseignant·e·s que l’implémentation de cette approche est faisable et qu’elle donne des résultats intéressants : les élèves sont bien organisé·e·s, travaillent en groupe, cherchent dans la classe mais aussi chez eux, et développent des idées originales.

Cette enseignante est très motivée mais comment fait-on pour impliquer davantage les enseignant·e·s dans l’innovation pédagogique sachant que le cadre scolaire est assez contraignant ? comment concilier ?

Les enseignant·e·s ont un programme à respecter, à chaque fois qu’on propose des activités basées sur la démarche IBSE, ils répondent que c’est intéressant mais que cela prend trop de temps, que s’ils l’appliquent, ils ne parviennent pas à boucler leur programme. C’est un changement qui se fait petit à petit, on sait que les programmes sont trop lourds, les élèves en retiennent très peu. Avec cette démarche, on aborde moins de sujet mais de façon plus approfondie et surtout, on s’occupe des compétences plus que des connaissances.

Dans la même école, d’autres enseignant·e·s ont pris le programme scolaire et dressé une liste des compétences visée par le programme officiel qui correspondaient avec celles visées par la robotique. Du coup, l’inspecteur pédagogique a approuvé la démarche. Il est difficile de l’implémenter au quotidien, les enseignant·e·s acceptent sur un temps limité ou pour des projets spécifiques, mais transformer toute la pédagogie, ce n’est pas quelque chose qui peut arriver d’un coup. Nous avons donc proposé d’implémenter par niveau. La pédagogie va changer petit à petit, on l’a vu avec le projet « La main à la pâte », auquel Pri-Sci-Net ressemble beaucoup. Il est bien plus ancien, le ministère de l’Éducation le recommande, il est soutenu par l’Académie des sciences et il est maintenant diffusé dans toute la France. Toute évolution amène des changements de mentalité et aussi logistique : l’élève est un·e petit·e scientifique qui doit donc manipuler et avec trente enfants dans une classe, c’est compliqué. Du coup, la classe a été divisée en deux, le tableau horaire a été modifié, et on a fait appel à d’autres personnels.

De même, il n’y a-t-il pas un problème plus général de l’école française vis-à-vis du numérique ?

Oui, les enseignant·e·s perçoivent, j’ai l’impression, le numérique comme une obligation qui vient de l’économie et pas de la pédagogie. Il y a une production continue de nouvelles technologies éducatives et les professeur·e·s pensent que les industries imposent l’usage du numérique à l’école.

Ce qui est vrai, quand on voit le lobbying de Microsoft ou d’Apple à l’école.

Absolument, et nous essayons de voir avec ce projet si ces technologies sont vraiment utiles à l’école. J’étais au Salon de l’éducation, et dans presque tous les débats, j’ai constaté que les enseignant·e·s n’étaient pas d’accord pour adopter les technologie en classe, même si le premier axe d’innovation du CARDIE (Centre Académique Recherche-Développement Innovation Expérimentation) parle de priorité au numérique. Il y a une autre raison, ils ne sont pas formés au numérique, qu’ils connaissent peut-être moins que leurs élèves. Cette inversion de la relation élève-enseignant·e leur fait un peu peur. Il existe d’autres craintes : « est-ce que les élèves vont oublier comment écrire à la main ? » « Comment chercher un sujet dans un livre ? » « Le saut de lien en lien les empêche de rester attentif·ve plus de 10 minutes ou ils n’arrivent pas à mémoriser », « les technologies vont remplacer le contact avec la nature et les réseaux virtuels vont prendre la place des relations réelles », etc.

Je pense qu’il y a toujours un bon usage possible des technologies si les objectifs pédagogiques sont clairs. Dans les écoles qui ont mis en place Pri-Sci-Net par exemple, il y a aussi des cahiers en ligne où les élèves peuvent mettre leurs notes et des photos du projet qu’ils bâtissent. Le numérique en lui-même n’est ni bon ni mauvais.

Comment cela se passe avec LEGO ?

La démarche de LEGO est celle d’une entreprise, ils ne nous accompagnent pas trop parce que leur objectif est de vendre des robots. Nous avions essayé d’avoir du prêt de matériel par exemple, mais ça n’a pas trop marché. Nous avons rencontré la responsable du marketing Europe et le responsable de LEGO éducation car nous étions curieux de connaître leur réflexion pédagogique derrière leurs produits.

Il y a un vrai besoin de formation, personne ne savait utiliser ces robots, du coup nous nous sommes autoformés, grâce à l’aide précieux de l’association AFV à Vaire-sur-Marne, qui développe des méthodes pédagogiques spécifiques pour la robotique éducative. Nous avions demandé si LEGO fait des formations pour les éducateur·trice·s, ce n’est pas encore le cas, ça viendra peut-être.

Quelle est la suite du projet ? Pensez-vous déjà à la prochaine expérience ?

Pri-Sci-Net se termine en août prochain et j’ignore s’il y aura une suite, obtenir un financement pour un projet européen n’est pas toujours facile. Les outils mis en place vont rester, notamment le site et la plate-forme sociale qui sert de point de rencontre entre les chercheur·se·s et les enseignant·e·s, et où l’on peut trouver les ressources pédagogiques conçues et testées au cours du projet, ou mettre en ligne les sienne, écrire des commentaires, créer sa communauté, etc. Nous avons aussi un journal en ligne (IPSE) pour publier les articles des chercheur·se·s et des enseignant·e·s. Il y aura aussi une conférence internationale en juillet, à Malte, où vingt enseignant·e·s sélectionné·e·s parmi les seize pays partenaires du projet pourront assister aux séminaire et échanger leurs expériences pédagogiques respectives. J’espère que la collaboration avec le Carrefour Numérique² sur cette thématique pendant trois ans a ouvert une piste possible pour continuer à travailler sur la robotique avec eux.

Sabine Blanc

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