Une aventure au coeur du Gameplay [3/6]
Précédemment : NIVEAU 1 – salle 1 : les mécaniques du gameplay. NIVEAU 1 : le matinSalle 2 : de nouvelles formes d’interactionFièrement survivant de la première salle, je range la dizaine de briques que j’ai gagnées : elles pourront être précieuses, sait-on jamais, pour faire une analyse dans une prochaine étape du donjon. La deuxième salle dans laquelle je suis propulsé, elle, est radicalement différente : la décoration est beaucoup plus sobre, et l’on pourrait presque se demander s’il s’agit encore du donjon du gameplay. Si le sujet de fond reste toujours le jeu vidéo, les études n’y prennent plus leurs sources, mais s’inspirent ici de la communication. En introduisant le jeu vidéo comme un système interactif amusant, Stéphane Bura y attache la notion fondamentale d’interactivité : le jeu se fait avec un·e joueur·se et n’est pas propre à la machine. Du coup, il paraît essentiel de s’intéresser davantage à l’interaction, au-delà du seul fonctionnement de la machine.
L’objectif ici : comprendre comment la machine communique, mais surtout, comment nous communiquons avec la machine. À première vue, l’objet semble si simple – on pratique ça à peu près chaque seconde au Carrefour Numérique² – qu’on s’inquiète vraiment de ce qu’on peut en tirer. Mais en bon aventurier, je plonge dans l’histoire en espérant, encore une fois, trouver les clés en cours de route pour en sortir indemne. On peut se représenter la communication sur un schéma très simple : les deux interlocuteur·trice·s pensent, parlent et s’écoutent, formant une boucle de dialogue. Dans le cas de la machine, si l’on accepte que « penser » équivaut à « interpréter les données entrantes », la communication de l’ordinateur est alors « performative » : elle échange dans l’objectif de changer l’état du récepteur, l’être humain (ou le chat qui s’assoit sur votre clavier).
Cette vision de la communication est en fait assez primitive. Stéphane nous présente alors une explication plus complexe, celle de la communication orchestrale formulée par Erving Goffman. Ici, le message tout seul ne constitue plus une communication : tout ce qui n’implique pas le contenu du propos, la méta-communication, y est aussi intégré. Pour mieux comprendre, il faut réaliser que lorsqu’on parle, on est déjà entièrement imprégné·e et guidé·e par une ou des cultures. La culture oblige donc à jouer un rôle en communiquant. Par exemple, si on ne sait pas comment insulter, alors on risque d’insulter quelqu’un lorsqu’on parle, sans pour autant en avoir l’intention. Dans ce cas, le contenu de ce qu’on dit ne constitue pas l’insulte : c’est la différence de cultures entre les interlocuteur·trice·s qui en est la source. Un autre exemple, on sait aussi spontanément qu’on ne commande pas de la même façon dans un grand restaurant que dans un fast-food ou dans une cantine.
Dans le cadre d’une relation humaine classique, l’interlocuteur·trice sait à quel registre, à quel code on appartient. On devient ainsi prévisible. Avec une machine, cette relation n’a plus rien à voir : l’utilisateur·trice est dominant·e, et la machine se fiche de nos intentions. Elle ne sait pas interpréter toute les méta-informations qui existent lorsqu’on communique avec elle. Il faut communiquer une seule information, celle qui est attendue par le programme. La machine n’intervient pas dans la communication, elle se laisse gentiment être utilisée, et aucune négociation n’est possible ! Attaquant en plein cœur notre croyance en l’existence d’un démon caché dans notre ordinateur, on comprend alors l’essence-même de nos grandes crises de nerfs devant ces écrans impassibles : la machine n’y peut rien, tout est notre faute. Mais une réplique pertinente surgit pour tenter de défendre notre cause de lutteur·se·s incessant·e·s contre l’oppression des logiciels. Les machines sont faites par des êtres humains ; pourquoi alors les avoir conçues de façons si capricieuses ? Stéphane précise qu’on a, la plupart du temps, conçu nos programmes dans une logique performative, où l’échec, trop coûteux, n’a pas sa place. Qui aurait envie de voir un « Game Over » s’afficher à son distributeur de billets ?! C’est précisément sur ce point que les jeux vidéo sont une forme unique d’interaction : il y a des « Game Over ». L’erreur et l’échec font partie intégrante du jeu, et donc de la boucle d’interaction : les jeux vidéo regardent ce que l’on fait. En fonction de nos actions, ils se modifient eux-mêmes et proposent une expérience différente, comme dans Silent Hill sur Wii où le jeu change en fonction de ce que regardent les joueur·se·s. Les jeux vidéo, contrairement aux autres programmes, encouragent l’expérimentation, et c’est quand on a compris comment ils fonctionnent qu’on s’amuse ! Après avoir remis le jeu vidéo à son statut de machine avec une interaction complexe, Stéphane s’attaque au serious game, une fausse classe de jeu selon lui : toutes les expériences de jeu peuvent être considérées comme sérieuses. Seule l’intention des joueur·se·s, externes au jeu, est changée.
Avec une telle plongée dans la spécificité de l’interaction entre joueur·se et jeu, la majorité des aventurier·e·s se laisseraient dire que tout a été dit. Mais une importante limite à cette idée est soulignée dans la salle, une réaction qui va nous permettre d’entrer dans le niveau suivant du donjon. Si les systèmes informatiques des années 80 étaient en effet plutôt performatifs, que dire aujourd’hui des algorithmes complexes qu’utilisent les moteurs de recherche et les régies publicitaires sur Internet, qui sont capables d’analyser le contexte de vie des utilisateur·trice·s au point de deviner des choses que même leur entourage personnel ne sait pas ? La complexité et la capacité d’écoute d’une machine ne semble pas être, finalement, une caractéristique complètement propre au jeu. Les batailles ont été riches mais parfois rudes, alors qu’on arrive à la moitié du donjon. Heureusement, la suite donne sur un petit sas où se trouvent plusieurs ressources pour se restaurer. En face, un escalier annonce le deuxième niveau du donjon. Rien n’est encore gagné : je dois profiter précieusement de cette pause, avant de m’aventurer encore plus loin dans le cœur du gameplay. Vous en profitez aussi, ou vous me suivez sans attendre ? En tout cas, on se retrouve au niveau 2 🙂 ! La suite : NIVEAU 2 – Salle 3 : la boucle de gameplay dans le game design. Geoffrey Guérinot |
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